Lancé en avril 2020 par le gouvernement togolais, le programme Novissi (un terme qui signifie solidarité en éwé, la langue majoritaire dans le sud du pays) assure un transfert monétaire direct aux ménages ayant perdu tout ou partie de leurs revenus à cause de l’impact de la pandémie du Covid-19.
Ce programme, dont le caractère innovant a été salué par les prix Nobel d’économie 2019 Abhijit Banerjee et Esther Duflo, vise à répondre à un certain nombre de défis auxquels sont confrontés la plupart des pays en développement, notamment en Afrique.
Une innovation majeure sur le continent africain
Deux caractéristiques majeures distinguent cette initiative.
D’abord, la stratégie d’identification et de ciblage des populations visées : l’inscription s’effectue tout simplement via une plate-forme accessible par téléphone mobile. Cette inscription se fait sur la base d’informations contenues dans la carte d’électeur (autrement dit, le programme est accessible à toutes les personnes majeures de nationalité togolaise), et permet à l’administration d’avoir une première idée du secteur d’activité dans lequel évolue le candidat au programme.
En outre, la rapidité fait aussi la simplicité du processus. En effet, le croisement de deux bases de données, celle des titulaires d’un abonnement de téléphonie mobile et celle du fichier électoral, permet de dispenser les candidats de fournir tout document administratif en format papier, simplifiant grandement la procédure d’accès aux plus vulnérables.
La procédure de paiement contourne la contrainte du faible taux de bancarisation : même si le Togo présente le taux de bancarisation strict le plus élevé de l’espace UEMOA (26,8 %), ce taux reste relativement faible comparé aux autres économies émergentes. Avec Novissi, dès qu’un candidat est éligible, il reçoit son paiement directement sur son porte-monnaie électronique sans aucun coût de transaction.
Les modalités de paiement ont été définies suivant un barème mensuel de 12 500 francs CFA (environ 20 euros) pour les commerçantes, 10 500 francs CFA (environ 16 euros) pour les commerçants et 10 000 francs CFA pour les conducteurs de taxi (environ 15 euros). Le montant supérieur alloué aux femmes pourrait s’expliquer par le fait qu’en Afrique, 75 % des femmes sont employées dans le secteur informel (contre 60 % pour les hommes) mais aussi par l’objectif d’autonomiser davantage les femmes.
Depuis le lancement du programme, 1 378 381 personnes se sont inscrites et 566 567 personnes ont reçu des transferts monétaires (dont une majorité de femmes, à savoir 370 422 contre 196 145 hommes). Les inscrits au programme et les bénéficiaires représentent respectivement 17,4 % et 7,1 % de la population togolaise. Ainsi, deux mois après son lancement, Novissi a versé un peu plus de 11,3 milliards de francs CFA (environ 17,25 millions d’euros).
Les éléments d’innovation introduits dans le cadre de son opérationnalisation font de Novissi un programme qui peut servir de base à une redéfinition des politiques économiques dans les économies en développement.
Le ciblage des subventions publiques
L’objectif de toute politique économique est de toucher le plus précisément possible les agents ciblés afin de leur insuffler les bonnes incitations. Plusieurs domaines de la politique publique pourraient s’inspirer de la méthode Novissi. Nous en évoquerons deux : la question des subventions et celle relative aux minima sociaux dans le contexte des pays en développement.
La subvention est une mesure budgétaire visant à encourager une activité, à apporter davantage d’équité dans un secteur ou à corriger certaines imperfections du marché. Dans ce cadre, le « first best » – c’est-à-dire une politique publique qui soit mieux orientée vers la population cible – en politique économique consisterait à effectuer un transfert monétaire directement et de façon individuelle aux agents concernés ; mais face à la difficulté de cette tâche souvent impossible, le décideur opte souvent pour le « second best » voire « third best ».
Si l’on prend l’exemple des subventions dans le secteur de l’énergie en Afrique, à défaut de pouvoir alléger les prix uniquement pour les couches les plus pauvres, la subvention est appliquée sur le kilowatt-heure sans discrimination possible suivant le niveau de revenu des ménages. En Afrique subsaharienne, les subventions sur le prix de l’électricité représentent environ 2 % du total mondial (qui est d’environ 104 milliards de dollars en 2015) ce qui est équivalent à 5,5 % des recettes publiques et occupe 1,5 % du PIB de la sous-région.
Le faible niveau d’efficience de ces subventions dans le secteur de l’énergie fait quasiment unanimité dans la littérature (Breisinger et coll. 2019 ; Fattouh et El Katiri, 2013 ; Sovacool, 2017. Dans les économies à revenu faible et intermédiaire, les 20 % les plus riches ont tiré des subventions des gains six fois supérieurs aux 20 % les plus pauvres selon un document du FMI. En plus d’un déficit quasi budgétaire dans le secteur de l’énergie de 1,4 %, ces subventions n’ont pas réellement permis d’augmenter substantiellement la consommation d’électricité dans la région, où elle reste à environ 485 kWh par habitant (contre 6021 kWh dans l’Union européenne) selon la Banque mondiale.
Malgré les nombreux appels à réformer les politiques de subvention pour améliorer leur ciblage et contenir leur impact sur les budgets des États, les avancées restent minces.
Les pistes à explorer pour les autres pays d’Afrique subsaharienne
Le « first best » serait désormais possible en contournant la bureaucratie grâce à un médium digital. Ce médium, avec le développement des banques sur téléphone mobile, permet également de surmonter les niveaux de bancarisation relativement faibles dans la région Afrique subsaharienne.
En clair, le mécanisme Novissi peut aussi servir de maquette quand au développement de la protection sociale. Des efforts importants sont consentis par les pays africains en matière de financement des filets sociaux : en moyenne près de 1,2 % du PIB y sont consacrés. Cependant, un nombre important de ménages demeurent sans couverture sociale en Afrique.
Ce segment est composé d’une part des ménages évoluant dans l’informel dont l’épargne de précaution ne permet de couvrir que quelques semaines. D’autre part, il y a les autres ménages évoluant dans l’informel, moins vulnérables, qui disposent à la fois d’une épargne de précaution et d’une épargne de long terme. Pour relever le défi de la couverture sociale pour les populations cibles, la téléphonie mobile permettra d’étendre substantiellement la couverture desdits registres sociaux dans les pays du continent.
Auteur : Mouhamadou Moustapha Ly, maître de conférences en économie, université Mohammed VI Polytechnique
L’article est initialement publié dans The Conversation